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Return to Equinoxes, Issue 9: Printemps/Eté 2007
Article ©2007, Cécile Barraud

Cécile Barraud, Université Carlos III de Madrid/Université Paris VII

UNE REVUE D'ÉLITE, LA REVUE BLANCHE

 

Apparue en octobre 1891 dans le champ littéraire français, sans programme nettement défini –“Nous ne nous proposons, ni de saper la littérature installée, ni de supplanter les jeunes groupes littéraires organisés”(N.-B.1) – la Revue Blanche s’inscrit dans l’espace singulier des avant-gardes culturelles de la fin de siècle. Sa trajectoire est analogique de la vision spécifique de la vie intellectuelle qu’elle reflète: d’abord “champ de développement pour quelques jeunes personnalités” (Malquin 97), elle constitue l’un des hauts lieux de l’individualisme fin de siècle, offrant l’image d’un cénacle raffiné, d’une juxtaposition d’esprits éclairés marquant leur singularité critique et esthétique par l’expression d’un certain “mandarinat”. Le passage de l’individualisme à l’action politique détermine dans un second temps l’apparition d’un autre type d’élitisme, à travers la figure émergente de l’“intellectuel” par laquelle s’affirme définitivement la position exigeante de la Revue Blanche dans l’espace social et culturel contemporain, exigence qui contribuera à faire d’elle, au seuil du XXe siècle, une grande revue intellectuelle.

La Revue Blanche,“l’art mandarin” et “l’art public”

Dans la “Chronique de la littérature” de janvier 1892, Lucien Muhlfeld, critique littéraire en titre de la Revue Blanche, évoque une “crise” dans les rapports lecteurs-auteurs, celle-ci coïncidant avec une disjonction croissante entre deux espaces du champ littéraire, celui des avant-gardes et celui de la littérature industrialisée, ce que Muhlfeld appelle “l’art mandarin” et “l’art public” (54). L’antagonisme mentionné ici correspond aux deux logiques économiques que décrira Pierre Bourdieu dans son analyse de la production culturelle, “l’économie ‘anti-économique’ de l’art pur” versus “la logique ‘économique’ des industries littéraires et artistiques” (236). C’est donc bien le “capital symbolique” qu’évoque Muhlfeld lorsqu’il parle des “vrais artistes”, désignant ceux qui n’écrivent pas pour le plus grand nombre et pour lesquels il prévoit une réception de plus en plus limitée: “Les écrits d’art cesseront absolument d’arriver à la masse des lecteurs”, ceux-ci manifestant “l’asipidité” de leur goût dans leur penchant pour la littérature commerciale. Selon Muhlfeld, des pratiques sociales récentes et désastreuses (le goût des mondanités, “un désintéressement croissant des choses inutiles”) ont contribué à rendre le public médiocre et à l’éloigner des véritables artistes, ceux qui cultivent les “plaisirs d’art”: “Par loi de contraste et de réaction, les infimes minorités artistiques se feront plus hermétiques, plus hautaines, plus absolument différentes.”

La véritable littérature est donc vouée à ne s’adresser plus qu’à une petite communauté, groupe restreint derrière lequel se profilent les jeunes collaborateurs de la Revue Blanche, que Lucien Muhlfeld cite en exemple: “Je ne pense pas vivre en un milieu littéraire excentrique, – et je ne trouve chez mes amis, je puis bien dire aussi, chez moi, rien du gensdelettres traditionnel.” Ainsi s’élabore le “mandarinat” (le terme apparaît à plusieurs reprises sous la plume du critique) de ce cercle désintéressé et essentiellement porté vers un certain esthétisme, qui ne vise qu’à “assurer de sympathie les intelligences analogues et inconnues.”

Cette scission entre l’art véritable et la “culture légitime” (Charle 26) implique que l’œuvre soit dénuée de toute fonction sociale, idée que défendent collectivement les jeunes collaborateurs: “Nous estimons que l’Art (comme il a son essentielle origine) a sa fin en lui-même.”  Le critique reconnaît qu’une telle conception favorise le “mandarinat”, mais refuse qu’on y lise une défense de la théorie de l’art pour l’art; ce qui est en jeu est la garantie que demeure une idée désintéressée de l’art réservé à un public cultivé, par opposition à la “masse”: “Pourquoi ? parce que, explique Muhlfeld, […] l’établissement lointain d’un monde rationnel et digne d’affection, tirera peut-être une prodigieuse économie à trouver à sa disposition des musées, des bibliothèques, et une élite survivantes.” C’est donc en ce sens que Muhlfeld justifie sa propre chronique et la raison d’être de la Revue Blanche: “Il nous plaît de trouver des résonances à nos plaisirs et que, on l’a dit assez concisément, le contact de quelques esprit affinés toujours échauffa la griserie des plaisirs d’art. On écrit une lettre pour un ami; on imprime une chronique pour quelques dizaines d’amis…” (56). De fait, l’essentiel de la chronique littéraire de Lucien Muhlfeld à la Revue Blanche sera conduite selon cette perspective.

Cette scission, à l’origine de la constitution d’une élite d’artistes et de lecteurs, est de nouveau évoquée entre les pages de la Revue Blanche sous la forme du débat qui oppose Lucien Muhlfeld et le jeune Marcel Proust, dans le numéro du 15 juillet 1896. À l’article de celui-ci “Contre l’Obscurité”, dans lequel est dénoncée “la double obscurité” de la littérature symboliste, “obscurité des idées et des images, d’une part, obscurité grammaticale, de l’autre” (69), Muhlfeld répond par un long exposé “Sur la Clarté”, dans lequel il oppose encore la “petite troupe des intellectuels” à la “masse” pour imputer à la culture défaillante de celle-ci son incompréhension des œuvres contemporaines. La présente littérature étant “une littérature de lettrés”, elle n’est intelligible qu’à une catégorie spéciale de lecteurs, que Lucien Muhlfeld nomme une “élite”– terme qui, en revanche, n’apparaît pas sous la plume de Proust. Muhlfeld va jusqu’à envisager la possibilité qu’une décadence linguistique vienne doubler la médiocrité esthétique: “Qui sait si les dialectes même de l’élite et de la foule n’iront pas décidément divergents, s’il n’y aura pas un français littéraire et un français vulgaire ?” (80) Tout revient donc à la même opposition: la “sensation du raffiné”, éprouvée par l’“amateur de musées et de bibliothèques”, demeurera toujours “étrangère” au “coulissier voisin” et “des mots différents ne l’aideraient en rien.” Cette divergence explique qu’on qualifie d’inintelligibles les œuvres contemporaines, là où il faudrait simplement parler de “clarification mentale” (81) :“La lueur vient du dedans. Nous ne goûtons que l’effort de notre esprit. Il n’est de clair que ce que nous avons éclairci” (82). Clarté que Muhlfeld assimile à l’intelligence, car ”l’un et l’autre signifient la lumière, qu’on parle de l’artiste ou de son visiteur.”

Cette position est illustrée, dans la Revue Blanche, par la présence des “Variations sur un sujet”de Stéphane Mallarmé, dont la publication commence le 1er février 1895:1 les frères Natanson, fondateurs de la revue, souhaitent en effet donner à celle-ci un nouvel élan en y faisant entrer l’actualité. Les “Variations”, que le poète lui-même définit comme “un essai […] de reportage spacieux, aérant, de laps, d’actualité” (Variations II 224) déconcertent pourtant par leur disposition typographique inhabituelle et par leur objet, pris dans l’actualité et modifié sous forme d’un genre que Mallarmé invente pour l’occasion, le “poëme critique” (OC 277). Porteuses d’un sens toujours à déchiffrer, les “Variations” écartent toute forme d’évidence en brisant la condition première de clarté du texte critique, pour obliger le lecteur à cette “clarification mentale” évoqué au même moment par Muhlfeld et dont Thadée Natanson, dans un article élogieux consacré à Mallarmé le 15 janvier 1897, réitère la nécessité: le poète “ne s’est proposé que d’écrire avec art”, et l’obscurité ne compte pas si l’on sait fournir “l’effort le plus ardu pour parvenir jusqu’à un jeu si haut” en renonçant “à tout jugement, à toute pensée qui n’est pas un sens, superflu et vain, mais pur, spirituel” (79-85).

“Le moraliste, le bibliophile, l’amateur de style, et même l’historien, que certainement est tout ensemble mon lecteur”2

De fait, la Revue Blanche n’est pas destinée à n’importe quel lecteur. Celui-ci appartient à une communauté restreinte susceptible de saisir le raffinement d’une pensée, d’apprécier les raisonnements abscons, de goûter la rareté d’un texte. Il s’agit d’un lecteur “élu”. Sur le plan critique, la Revue Blanche accueille en effet volontiers des rubriques insolites, parfois hermétiques. La chronique de Charles Henry, “À travers les sciences et l’industrie”,3 tient bien de l’érudition spécialisée: la glose scientifique, doublée de schémas, tableaux, courbes et équations, ne semble guère accessible a priori, pas plus que “L’Esthétique des formes”, autre chronique du même signataire dans laquelle il tente de “déterminer l’action physiologique des formes” (118) par une démonstration scientifique abondamment illustrée de figures géométriques ou de calculs; dans le numéro de décembre 1894 par exemple, pas moins de trois pages sont intégralement occupées par des chiffres. La pluralité critique faisant partie intégrante du processus de sélection du lecteur, on trouve aussi, entre juillet et septembre 1896, une “Chronique de l’occultisme” rédigée par Sédir (alias Yvan Leloup), écrivain mystique et rosicruciste et, à partir de 1894, une “Chronique politique et sociale”, incluant les affaires intérieures et étrangères et qui perdurera, sous des formes diverses, jusqu’à la disparition de la revue.

La Revue Blanche, dans le principe même de sa composition, dessine donc un lecteur curieux, subtil, érudit. La “Vie mentale”, chronique littéraire prise en charge par Gustave Kahn tout au long de l’année 1896, s’adresse ainsi à un “lecteur informé”, qui “connaît la moëlle des idées qui viennent de naître ou au moins de présenter leur requête à l’existence” (5), capable de saisir les complexités de la vie intellectuelle. De même, le préambule de la première chronique sportive, lancée par Tristan Bernard et Léon Blum en janvier 1894, laisse percevoir la haute qualité de son contenu: “Notre désir serait que dans l’ensemble de ces notes on pût trouver comme un chapitre de supplément à l’étude des idées qui nous passionnèrent, comme une contribution à l’histoire esthète de ce temps” (87). Les chroniqueurs désignent d’ailleurs directement leur destinataire: “Pour l’Elite qui nous occupe, le sport est autre chose que le vertige du risque ou que le désir du gain. Il prend peu à peu la valeur d’un travail intellectuel ou d’une émotion esthétique” (88).

Vu sous cet angle, l’élitisme de la Revue Blanche se présente comme l’instrument d’une connivence, semble fondateur d’une communauté choisie unissant auteurs, critiques et lecteurs. Les épigraphes, très fréquentes à la Revue Blanche entre 1891 et 1893, constituent une trace de ce processus. Si Léon Blum place volontiers, en exergue de ses textes critiques ou de création, des citations d’auteurs classiques tels que Pascal, Saint-Evremond ou La Bruyère, c’est certes d’abord parce qu’il cherche à marquer ses propres inclinations littéraires, qu’il précisera dans un article intitulé “Le goût classique”, en janvier 1894. Mais si le choix de l’auteur classique détermine une approche estimée juste du texte par l’épigrapheur, la citation remplissant alors sa fonction de “commentaire du texte” (Genette 160) dont elle souligne plus ou moins directement la signification, il se double d’une fonction plus occulte. Lorsque, par exemple, Blum place la citation suivante de La Bruyère en exergue de l’un de ses textes de création: “Le temps, qui fortifie l’amitié, affaiblit l’amour” (Annie 122) sans préciser l’auteur, il présuppose, chez le lecteur, une certaine culture classique, culture dont l’existence même ne fait pas de doute. Dans ce cas, l’épigraphe constitue aussi un signe de reconnaissance qui contribue à restreindre les destinataires du texte, lecteurs et auteurs. Ce n’est donc pas tant le contenu de l’épigraphe qui compte que son existence même en tant que signe. De nature énigmatique, l’épigraphe représente la formule incantatoire qui distingue les élus, le “mot de passe d’intellectualité” (Genette 163) légitimant tacitement l’appartenance au groupe. Dans ses “Exercices d’exaltation”, Pierre Veber, écrivain humoriste et critique, juxtapose deux épigraphes (14) dont l’une, en grec, remplit aussi cette fonction: jouant de références culturelles classiques, l’auteur sélectionne son lecteur à un double niveau; celui qui s’avère dépourvu des compétences nécessaires à son déchiffrage ne saurait saisir la portée de l’épigraphe, la compréhension des deux citations étant indispensable à l’intelligibilité de l’ensemble.4

Au lecteur de la Revue Blanche, lecteur d’exception, est donc proposée une critique d’œuvres parfois ardues. Les “Premiers paradoxes sur Renan” de Léon Blum, composés pour la Revue Blanche à la mort du philosophe, se veulent en ce sens plus qu’un article d’hommage; le jeune critique revient longuement sur “un penseur qui se cultiva pour une élite” et sur une œuvre qui s’inscrit bien dans l’esprit Revue Blanche: “Son nom fut peut-être populaire. Son oeuvre ne le fut jamais. Elle ne le fut ni par l’esprit ni par la lettre. Ses livres […] étaient vraiment inaccessibles à des esprits  peu cultivés.” Léon Blum montre donc qu’il a saisi la portée d’une œuvre dont à son tour il juge digne le lecteur de la Revue Blanche. Celui-ci fait en effet partie des “milieux vraiment cultivés”, opposés à la “société moyenne”; parce que, ajoute Blum, la lecture de Renan “restera toujours le privilège d’un petit nombre” (237). En un long éloge des Origines du socialisme d’État en Allemagne, ouvrage de Charles Andler, Blum souligne de même “ce qu’il y a dans cette œuvre considérable de science, de profondeur de pensée et d’art littéraire supérieur”, autant de qualités que seule une catégorie de lecteurs est apte à saisir, une telle pensée n’étant “encore intelligible que pour une élite.” L’ enquête sur l’œuvre de Taine, lancée par Léon Bélugou et publiée dans le numéro du 15 août 1897, est du même ordre; le jeune critique ne doute pas de l’utilité de son entreprise, puisque “l’élite qui pense lui donnera toujours ses suffrages” (295). La rubrique dramatique, de la même façon, stigmatise volontiers la médiocrité de la production théâtrale du temps, raillant la mode du théâtre de boulevard ou des pièces mondaines à succès; dans le numéro de décembre 1893, Pierre Veber déplore l’incapacité ambiante à accepter “toute manifestation un peu supérieure de l’Art dramatique”, celles-ci n’étant prisées que de quelques “maniaques” et autres “amateurs de curiosités”. Le théâtre contemporain subit donc une “irrémédiable déchéance” :“Tout ce qui est humanité, psychologie, effort d’art, vie réelle, n’est plus du théâtre” (416-417). La place considérable faite aux œuvres scandivanesentre 1894 et 1897 dans la Revue Blanche, celles d’Ibsen en particulier, manifeste une volonté de s’élever contre cette tendance, par la promotion d’un théâtre qui heurte le drame conventionnel à la française et offre “une portée morale et sociale à laquelle, n’est-ce pas, ne nous ont guère habitués les mélos de Bouchardy, de Fernand Dugué, voire de Théodore Barrière aggravé de Plouvier” (Coolus 89). Selon Maurice Beaubourg, c’est donc de l’exemple d’un Ibsen que les auteurs contemporains, surtout préoccupés de “questions basses”, devraient s’inspirer: “Que les écrivains marchent désormais vers les hautes questions, la liberté et l’idéalisme, et que leur corps repus leur laissent la paix !” (12)

Les “intellectuels”, naissance d’une élite à la Revue Blanche

Ces “hautes questions”,  d’autres les agitent, dans les pages de la Revue Blanche,à partir de la réflexion que soulève l’affaire Dreyfus, imposant un niveau critique encore inédit à la revue. L’interaction du champ littéraire et du champ politique, rendue manifeste dans la Revue Blanche après l’engagement du groupe dans le camp dreyfusard, autorise l’émergence de l’“intellectuel” tel que le définissent Pascal Ory et Jean-François Sirinelli: “Un homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation d’homme du politique, producteur ou consommateur d’idéologie” (10). De fait, cette double appartenance confère à l’“intellectuel” une position surplombante, représentative d’une élite spirituelle non détachée des contingences et dotée d’un pouvoir symbolique. Les signatures de Charles Péguy et Julien Benda aux sommaires de la Revue Blanche sont significatives d’une telle présence;partageant la rubrique des “Notes politiques et sociales” à partir du 1er février 1899, les jeunes penseurs ne se contentent pas de proposer des analyses politiques, mais considèrent les événements dans toute leur extension, conférant de ce fait à leur propos un caractère d’absolu.
 

Charles Péguy, d’abord, voit dans l’affaire Dreyfus une crise exemplaire de l’histoire de l’humanité, possédant “une singulière valeur dramatique, une extraordinaire puissance d’art dramatique”, où le protagoniste importe moins que la portée universelle du tragique: “Non pas que M. Alfred Dreyfus, capitaine d’artillerie […] nous intéressât comme tel” (La Crise 630). Ce sur quoi Péguy cherche à focaliser l’attention du lecteur est donc moins la compassion pour un homme que la dimension absolue du combat: le capitaine Dreyfus devient “un homme extraordinaire”, l’“un des héros de l’affaire Dreyfus”, à partir du moment où son cas a soulevé la question plus générale de la justice: “Sa défense ne fut pas individuelle et apitoyée, mais générale et haute et digne” (Le Ravage 431).
 

Une telle hauteur de vue entraîne une rhétorique spécifique, non dénuée de lyrisme sous la plume de Péguy, empreinte au contraire de rationnalité et de logique chez Julien Benda. Pas plus que Péguy, celui-ci n’est sensible au sort de l’accusé: “Dans l’heure présente, écrit-il en ce sens, c’est l’Idée seule qui m’agite[…]. Les souffrances personnelles de Dreyfus me sont parfaitement indifférentes” (Journal 421). La démarche objective voulant apparaître comme telle, tous les articles de Julien Benda exhibent leur architecture logique; la pensée progresse sous les yeux du lecteur, multipliant les formules et les raisonnements, se subdivisant graduellement en paliers numérotés. À ce premier niveau de lecture ostensiblement démonstratif, l’auteur superpose même parfois la synthèse en marge du propos, réactivant la fonction didactique de l’article et constituant du même coup une surenchère argumentative, ces notes parallèles étant de la propre main de l’auteur;5 ce surcroît de glose, qui vient amplifier l’importance de la forme, délimite en même temps un espace particulier de discours, arborant la raison comme principe de lisibilité, de la même façon que Péguy joue de la théâtralité des textes de ses articles pour manifester une parole avant tout subjective. Benda, de plus, met en abyme le rôle de l’intellectuel. Percevant le “tumulte” de la rue, le diariste Byzantin, prônant en principe “la retraite de l’intellectuel sur la montagne”, regimbe: “Quelque chose tout bas me dit que c’est en descendant dans la bagarre que je fais vraiment preuve d’intellectualisme.” L’intellectuel étant un “possédé de la raison”, cette raison apparaît comme une “force”produisant du mouvement et de l’action; les idées “déterminent des émotions correspondantes, qui, à leur tour, déterminent des actes” (Notes d’un Byzantin 616). Dès lors, l’intellectuel ne saurait demeurer dans les limbes de l’abstrait, loin des passions sociales:“Et, au moment où l’humanité joue tout son avenir, je resterais, moi, confortablement installé entre mes quatre murs, gravement occupé à monter mon scepticisme en camées ?” (Journal 420) 

L’image du penseur dans sa tour d’ivoire a donc laissé place à une dernière vision, emblématique de l’élite agissante de la Revue Blanche dans l’ultime étape de son existence. Image qui constitue aussi le point d’aboutissement de l’évolution d’une revue dont l’élitisme fut essentiellement l’expression d’une tension constante vers le plus haut degré de rayonnement intellectuel.


Cécile Barraud est professeur associée de langue et littérature française à l'Université Carlos III de Madrid. Elle vient de soutenir sa thèse sur la critique littéraire et la littérature dans la Revue Blanche à l'Université Paris VII ; son domaine de recherche concerne les revues littéraires et la critique littérature de la fin du XIXe siècle.


Notes:

1 Onze Variations sur un sujet  paraîtront entre le 1er février 1895 et le 1er septembre 1896, et seront réunies en volume sous le titre Divagations en novembre 1896.

2 Nous empruntons cette expression à Lucien Muhlfeld: Revue Blanche 18 (avril 1893): 296.

3 La rubrique “À travers les sciences et l’industrie” parut à la Revue Blanche entre février 1894 et le 15 mai 1895.

4 La phrase grecque non traduite, citée à la fin de l’article de Jean Schopfer intitulé “Cinq Études sur de grands sujets – La civilisation byzantine” paru en juin 1894 (514), nous semble jouer un rôle semblable, bien que sa valeur conclusive n’entrave pas l’entrée dans le texte, à l’inverse de l’épigraphe grecque.

5 “L’Affaire Dreyfus et le principe d’autorité”offre un exemple caractéristique de ce type de scolie (Revue Blanche 152: 190).


Bibliographie:

(Toutes les références à la Revue Blanche renvoient à l’édition suivante: Genève: Slatkine reprints, 1968)
Beaubourg, Maurice. “De la liberté et du théâtre.” Revue Blanche 74 (1er juillet 1896): 5-15.
Bélugou, Léon. “Quelques opinions sur l’œuvre de H. Taine.” Revue Blanche 101 (15 août1897): 263-295.
Benda, Julien. “Notes d’un Byzantin.” Revue Blanche 133 (15 décembre1898): 611-617.
___________. “Journal d’un Byzantin.” Revue Blanche 139 (15 mars 1899): 401-422.
Bernard,Tristan et Blum, Léon. “Critique de sport.” Revue Blanche 27 (janvier1894): 87-90.
Blum, Léon. “Premiers paradoxes sur Renan.” Revue Blanche 13 (novembre1892): 235-250.
__________.“Annie ou les fiançailles d’argent.” Revue Blanche 23 (septembre1893):122-136.
__________. “Les Livres.” Revue Blanche 107 (15 novembre1897): 301-303.
Charle, Christophe. Naissance des intellectuels 1880-1900.Paris: Les éditions de Minuit, 1990.
Coolus, Romain. “Notes dramatiques.” Revue Blanche 75(15 juillet 1896): 89-90.
Genette, Gérard. Seuils. Paris: Seuil, coll. “Points essais”, 1987.
Henry, Charles. “L’Esthétique des formes.” Revue Blanche 34 (août 1894):118-129.
Kahn, Gustave. “La Vie mentale.” Revue Blanche 62 (1er janvier 1896): 5-12.
Mallarmé, Stéphane. “Divagations, Bibliographie.” Œuvres complètes. Éd. Bertrand Marchal. Paris: Gallimard, coll. “Bibliothèque de la Pléiade”, 2003, vol. II. 272-277.
_________________. “Variations sur un sujet, II – La Cour.” Revue Blanche 42 (1er mars 1895): 223-227.
Malquin, Ludovic. “L’An-archie.” (note1, NDLR) Revue Blanche 2 (novembre 1891): 97-106.
Muhlfeld, Lucien. “Chronique de la littérature.” Revue Blanche 4 (janvier 1892): 53-61.
______________. “Sur la Clarté.” Revue Blanche 75 (15 juillet 1896): 73-82.
______________. “Chronique de la littérature.” Revue Blanche 18 (avril 1893): 286-299.
Natanson,Thadée. “Stéphane Mallarmé.” Revue Blanche 87 (15 janvier 1897): 79-85.
“N.-B.” Revue Blanche 1 (octobre1891):1.
Ory, Pascal et Sirinelli, Jean-François. Les Intellectuels en France: De l’affaire Dreyfus à nos jours. Paris: Armand Colin, 2002.
Péguy, Charles. “Notes politiques et sociales: La crise du parti socialiste et l’affaire Dreyfus.” Revue Blanche149 (15 août 1899): 626-632.
____________. “Le Ravage et la Réparation.” Revue Blanche 155 (15 novembre 1899): 417-432.
Proust, Marcel. “Contre l’Obscurité.” Revue Blanche 75 (15 juillet 1896): 69-72.
Veber, Pierre. “Exercices d’exaltation: Notre ami Morgès.” Revue Blanche 1(octobre 1891):14-27.
___________. “Notes dramatiques.” Revue Blanche 26 (décembre 1893): 413-417.